Devoir de confidentialité et de loyauté des juricomptables qui agissent comme témoins experts
- Luc Marcil
- 16 sept. 2024
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 avr.

Par : Luc Marcil, CPA, CPA●EJC, CFF
Associé principal
Lepage Marcil David Juricomptables inc.
Le 3 juillet 2017, l’Honorable Chantal Tremblay J.S.C. a rendu un jugement important 1 concernant le devoir de confidentialité et de loyauté qui incombent aux juricomptables qui agissent à titre de témoin expert devant les tribunaux du Québec. Cette décision a été confirmée par la Cour d’Appel du Québec le 27 novembre 2017.
Mise en garde: Le soussigné est directement impliqué dans cette affaire.
Sommaire des faits
Groupe Jean Coutu (PJC) Inc. (« GJC ») est une société par actions constituée en vertu des lois du Québec le 22 juin 1973 2;
Sopropharm est une personne morale sans but lucratif fondée en vertu des lois du
Québec le 10 octobre 19813;
Sopropharm est en faits un regroupement de pharmaciens franchisés de GJC;
Entre février 2009 et septembre 2012, le soussigné, alors à l’emploi de Navigant Conseil LJ. Inc. (« Navigant »), a œuvré à l’exécution d’un mandat d’expertise dans le cadre d’un litige entre GJC et le pharmacien Michel Quesnel qui portait sur l’article 49 du Code de déontologie des pharmaciens 4 (le « dossier Quesnel »);
Le 2 septembre 2014, dans le cadre d’un litige avec GJC concernant la redevance
prévue à la convention de franchise, Sopropharm a retenu les services de M. Nicolas
Plante du groupe Stratégie et Performance de Raymond Chabot Grant Thornton
S.E.N.C.R.L. (« RCGT ») 5 afin de préparer une expertise visant à quantifier la valeur
marchande des services offerts à ses membres par GJC en contrepartie de la
redevance payée à cette dernière;
Le 16 mars 2015, soit quelques six (6) mois après que Sopropharm eut confié un
mandat à RCGT, le soussigné a rejoint les rangs de RCGT à titre de Leader de la pratique de juricomptabilité et enquêtes;
Le 15 juillet 2016, n’ayant toujours pas conclu de règlement avec GJC, Sopropharm a intenté une action collective contre cette dernière qui vise essentiellement à déterminer si la clause de redevances contenue aux conventions de franchise entre ses membres et GJC est contraire à l’article 49 du Code de déontologie des pharmaciens et doit être annulée (le « dossier Sopropharm »);
Le 19 juillet 2016, le soussigné apprend, par le biais d’un article de journal, que RCGT a été retenue par Sopropharm pour agir aux fins de l’action collective déposée contre GJC. Le soussigné transmet aussitôt un courriel à l’interne pour dénoncer le fait qu’il a déjà travaillé pour GJC dans le dossier Quesnel et pour s’assurer de la mise en place et du maintien d’un mur éthique approprié entre lui-même et le groupe de M. Plante;
Le 2 novembre 2016, GJC dépose une requête en inhabileté contre RCGT, ses employés et associés, afin que ceux-ci ne puissent agir comme experts dans le cadre de l’action collective de Sopropharm. GJC demande également le retrait des rapports d’expertise préparés par l’équipe de M. Plante du dossier relatif à l’action collective de Sopropharm;
La question en litige dans le dossier Quesnel est essentiellement la même que celle du dossier Sopropharm, soit l’interprétation qu’il faille donner à l’article 49 du Code de déontologie des pharmaciens et l’effet de cette disposition sur la convention de franchisage de GJC;
Durant le séjour du soussigné chez RCGT, la pratique de juricomptabilité et enquêtes a d’abord fait partie du Groupe Redressement et Insolvabilité pour ensuite passer au Groupe Conseil Financier, deux services différents du groupe Stratégie et Performance (maintenant appelé Conseil en management) sous la direction de M. Plante;
En plus d’être CPA, et titulaire d’une désignation de spécialiste en enquête et juricomptabilité (CPAEJC), le soussigné était également avocat et membre en règle du Barreau du Québec à l’époque des faits pertinents 6 ;
Les services du soussigné dans le cadre du dossier Quesnel ont été retenus à titre d’expert juricomptable et non à titre d’avocat.
Question en litige
Est-ce que les devoirs de confidentialité et de loyauté applicables aux juricomptables qui agissent comme témoin expert devant les tribunaux sont les mêmes que ceux qui incombent aux avocats?
Position des parties
GJC
Se servant du fait que l’expert concerné (le soussigné) était membre du Barreau du Québec à titre d'avocat en exercice en plus d'être CPA à l'époque pertinente, GJC a essentiellement plaidé que les principes qui se dégagent des arrêts Succession MacDonald et R. c. Neil 7 rendus en matière de conflit d’intérêts et du devoir de loyauté de l’avocat s’appliquent intégralement aux experts juricomptables puisque des modifications ont été apportées aux règles déontologiques des comptables en 2004 afin de tenir compte des enseignements de la Cour suprême dans l’affaire précitée.
Sopropharm et RCGT
Pour Sopropharm et RCGT, les règles applicables à l’inhabilité d’un expert diffèrent de celles régissant l’avocat. Cette distinction s’explique du fait qu’un expert n’appartient à personne et qu’il n’est pas le représentant d’une partie. Son rôle consiste à éclairer le tribunal sur des questions techniques ou scientifiques sur la base des faits qui lui sont soumis. Ainsi, il y a plutôt lieu d’appliquer les enseignements de la Cour d’appel dans les affaires Watson c. Sutton 8 et 149644 Canada Inc. c. Ville de St-Eustache 9 traitant du conflit d’intérêts d’un expert.
Décision de la Cour Supérieure du Québec
L’honorable Chantal Tremblay, J.C.S, a rejeté la requête en inhabilité présentée par GJC. Au paragraphe 57 de sa décision, elle a écrit ce qui suit:
[57] « Le Tribunal est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’interdire à M. Plante et aux membres de son équipe qu’ils puissent agir comme experts pour Sopropharm en I’instance. II en va de même pour les autres associés et employés de RCGT. Le respect du Code de déontologie des comptables professionnels agrées ne saurait être un obstacle puisqu’un expert n’appartient à aucune des parties. De plus, la bonne administration de la justice milite contre une telle interdiction: forcer Sopropharm à retenir d’autres experts à ce stade-ci entrainerait des retards et des couts additionnels importants. »
Décision de la Cour d’Appel du Québec 10
GJC s’est adressé à la Cour d’Appel du Québec pour obtenir la permission d’en appeler de la décision précitée rendue par la Cour Supérieure du Québec le 3 juillet 2017. La Cour d’Appel du Québec a rendu sa décision le 27 novembre 2017.
L’Honorable Robert Mainville, J.C.A. a rejeté la demande de permission d’en appeler du jugement précité rendu par la Cour Supérieure du Québec. Nous comprenons que ce dernier a rendu cette décision en raison des règles qui régissent les appels dans le cadre d’actions collectives. De plus, il a écrit ce qui suit aux paragraphes 28 et 29 de sa décision :
[28] « La juge tire ensuite la conclusion suivante de ces faits :
[55] Par ailleurs, même si le test de l'affaire Succession MacDonald devait s'appliquer, le Tribunal est convaincu qu'une personne raisonnablement informée, par la preuve documentaire et les interrogatoires tenus, serait persuadée qu'aucun renseignement confidentiel n'a été communiqué par M. Marcil aux membres de l'équipe ayant réalisé les rapports d'expertise ni quiconque chez [Raymond Chabot] »
[29] « Ainsi, même si la Cour venait à la conclusion que les règles de conflit énoncées dans Succession MacDonald s’appliquent, la question qui restera alors à trancher en appel comportera nécessairement une appréciation de la preuve qui fut présentée en première instance. Or, dans les circonstances de l’affaire et vu ce qui est consigné au dossier, les conclusions de fait de la juge voulant (a) que rien de confidentiel n’ait été révélé par Luc Marcil et (b) que les mesures d’isolement prises à son égard soient adéquates, ne peuvent raisonnablement être remises en question en appel et ne permettent pas de conclure que l'équité même de l’instance est en péril. »
Conclusion
À la lumière des décisions précitées, les juricomptables qui agissent à titre d’experts devant les tribunaux du Québec n’appartiennent à personne et ils ne sont pas les représentants d’une partie. Leur rôle consiste à éclairer le tribunal sur des questions techniques ou scientifiques sur la base des faits qui lui sont soumis.
1 Sopropharm & als c. Groupe Jean Coutu (PJC) Inc. et Raymond Chabot Grant Thornton S.E.N.C.R.L. mise en
cause, Cour Supérieure du Québec, District de Montréal, dossier numéro 500-06-000802-161.
2 Selon le Registre des entreprises du Québec.
3 Selon le Registre des entreprises du Québec.
4 RLRQ, c. P-10, r.7. De façon sommaire, l’article 49 du Code de déontologie des pharmaciens interdit à un
pharmacien de partager avec un non-pharmacien ses honoraires ou les bénéfices provenant de la vente de
médicaments. Malgré cette interdiction, l’Ordre des pharmaciens du Québec a publié une interprétation de l’article 49
précité selon laquelle les franchiseurs peuvent être rémunérés sur la base d’une redevance calculée en fonction d’un
pourcentage des ventes brutes d’un pharmacien (qui incluent la vente de médicaments) s’ils peuvent démontrer que
celle-ci équivaut à la valeur marchande des services offerts en contrepartie.
5 Le groupe Stratégie et Performance est maintenant connu sous le nom de Conseil en management chez RCGT.
6 Aujourd’hui, le soussigné est membre du Barreau du Québec à titre de « membre à la retraite ».
7 [2002] 3 R.C.S. 631.
8 1990 CanLII 3408 (QC CA).
9 1996 CanLII 6541 (QC CA).
10 Cour d’Appel du Québec, dossier # 500-09-026958-173 (500-06-000802-161).
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